Hier soir, en passant en voiture avec mon frère, vu un mort couché sur la chaussée, écrasé par un autobus
– Note écrite à 19 ans
Hier soir, en passant en voiture avec mon frère, vu un mort couché sur la chaussée, écrasé par un autobus
– Note écrite à 19 ans
Une semaine de passée déjà, heureusement le temps passe vite. Mon frère René, avec qui j’habite, et moi, on commence la journée par un accident : plus de freins sur la voiture. On a embouti l’arrière d’une camionnette. C’est l’avant gauche qui a porté. Il faudra changer toute la carrosserie avant. Le phare n’a rien eu
– Note écrite à 19 ans
René m’a recommandé « Les choses », un des prix littéraires de cette année… Je m’en méfiais mais il paraît que c’est bon : effrayant de voir tout ce à quoi il faut s’intéresser…
– Note écrite à 19 ans
Aujourd’hui je vais déjeuner chez les parents ( on va voir pour le train) puis je compte aller voir le dernier James Bond et ce soir mon frère me propose d’aller voir au théâtre des Champs-Élysées la compagnie Paul Taylor
– Note écrite à 19 ans
10 h 45. Je suis dans le bus, à l’arrêt, attendant qu’il démarre. Ce matin : pas allé en cours. Allé à Montparnasse pour la carte demi-tarif. Je pars vendredi à 7 h 30. Ce soir vu des films chez D*** de M***, S*** et Y***. Demain je leur montrerai les miens.
Après ça je suis allé voir « Thunderball » aux Champs-Élysées avec Mindla B***. Fille très gentille. Nous avons parlé de ses parents qui se sont réfugiés de Pologne en Russie (elle est juive) et en Israël… Comme moi elle a été écœurée par James Bond. Maintenant je rentre.
Je remarque que j’ai moins de plaisir et le temps d’écrire ces notes de depuis qu’avec le cours normal de la vie a repris pour moi l’action, dans laquelle on s’oublie quelque peu.
Ce matin : violente discussion avec René sur la standardisation et la déshumanisation dans la société future… Je disais que cette peur de l’uniformisation est le résultat d’un bourrage de crâne et que d’autre part, au sein d’une relative standardisation, les personnalités des individus n’en éclataient que mieux.
– Note écrite à 19 ans
Nouvelle adresse où je viens habiter avec René : 3 rue Claude Decaen 2e ou 3e
étage
– Note écrite à 19 ans
23 h 30. Résultats de l’écrit : reçu. Soirée « en famille », si j’ose m’exprimer ainsi, car il y avait chez mon oncle et ma tante une pléiade d’« amis » tous plus braillards et péquenots les uns que les autres, avec discussions portant immuablement sur le « métier », l’argent, la famille et les sujets presque cochons qui font grincer les chaises : accouchement avec force détails crus sur forceps et écoulements, etc.
Mon milieu social… La bouffe… Autour de la table où l’on s’empiffre dans l’indifférence de tout ce qui n’est pas soi… Comme je le refuse, comme je m’en sens prisonnier et voudrais m’en évader… Significatif : l’un d’eux avait été ouvrier (tourneur) pendant dix ans : « Je ne pourrais pas être le larbin des autres (en parlant des employés de la SNCF), je deviendrais fou ; déjà j’ai été dix ans en usine, j’ai failli devenir fou. » Il fait maintenant les marchés et roule en Fiat… Il est content (?), mais sent-il qu’il n’a pas réussi, qu’il ne réussira jamais à sortir du prolétariat, tout du moins de cette petite bourgeoisie, qui l’a marqué de son sceau, dans ses gestes, son parler, sa mentalité. Sent-il qu’il y a d’autres zones de l’univers dont il est exclu pour être relégué à cette zone qui est la sienne, son domaine et qu’il croit peut-être, en fait, et sans doute sûrement, être le monde entier, appliquant à tous les êtres humains ses propres désirs et ses propres satisfactions…
Quant à moi…
Pour un moment le petit succès m’a « euphorisé ». Illusion d’être bien. Mais je sais maintenant que cela ne dure pas et qu’il faut prévoir les retombées dépressives, que, pour l’instant, le bonheur ne peut m’être donné qu’ »en sursis »…
Prisonnier de moi-même parce que prisonnier de mon milieu.
Je fais des efforts pour m’y adapter (bien que ce soit le mien) et, quand je crois (seulement) y réussir, je me dis : « Mais, de toute façon, ce n’est pas le fait d’une adaptation contrôlée, car : m’adapterais-je à des classes supérieures, aussi bien… ?
À cheval entre deux classes : sans vouloir récuser complètement mon origine, sans pouvoir ni vouloir, par honneur (ou innocence) m’intégrer à la finalité promise aux transfuges de mon genre quand ils « réussissent »…
– Note écrite à 19 ans
Ce soir, à la télévision française, chez mon oncle et ma tante, en compagnie de ma très respectable mère, nous avons eu droit à un « Sacha Show » des plus épouvantables. Je n’en pouvais plus, sur ma chaise. Je suis parti plus ou moins brutalement. Mais je n’arrive pas à briser le bloc de bêtises nationale et familiale. Je n’échappe à rien et surtout pas à mon nihilisme paralysant et à mon pessimisme. C’est vraiment à un monument aux morts de connerie que nous sommes obligés de rendre les honneurs. J’en ai marre.
– Note écrite à 19 ans
Impossible de supporter mes parents. Plus ça va, plus le divorce s’accentue, à cause de leur irresponsabilité, de leur bêtise, de leur mauvaise volonté. Ce n’est pas l’affection qui manque, mais elle ne suffit pas : c’est là leur drame : ils ont vécu dans un univers bien clos et bien chaud, où l’affection, ciment indestructible du groupe familial (aussi cellule sociale), était le principe nécessaire et suffisant d’équilibre. Ils n’ont jamais pensé que l’intelligence, la lucidité, pouvait venir s’y ajouter et la renforcer…
– Note écrite à 19 ans
Papa chez L*-H* (psychiatre) ?
Il faudrait qu’ils suivent un traitement régulier ici à Paris. Je suis persuadé qu’il en a besoin…
– Note écrite à 19 ans
Rencontré le « Tonton Charlot ». Il cherche à se marier. Il est allé un jour chez une dame dont il avait entendu dire du bien pour lui demander de se marier. Elle n’a pas voulu, car elle avait des enfants. Intéressant, ces mariages de vieux. Il ne faut qu’une bonne entente, des qualités ménagères. Il s’agit d’échapper à la solitude. Je trouve passionnant ce Tonton Charlot qui ne fait ni plus ni moins qu’aller sonner à une porte inconnue pour ne plus être seul à vivre… Je trouve ça admirable et triste…
– Note écrite à 19 ans
Relais « La peau de l’ours ». Exposition de gravures (J*) sur Tristan Corbière. Cadre agréable. Assez bien agencé
Nous sommes allés à Gavres. Nous avons vu « Pépé » et « Mémé », vieillards de 80 ans plus jeunes que nous peut-être, qui sommes des vieux précoces, des morts vivants, des Lazares non ressuscités…
– Note écrite à 19 ans
Cette nuit, j’ai rêvé que j’essayais en vain de baiser une fille tandis qu’à côté de moi mon cousin m’envoyait victorieusement des torrents de sperme dans les jambes…
– Note écrite à 19 ans.
La beldoche est arrivée ! Je me retranche dans le mutisme. La présence de mes parents me gêne, canalise mon attitude. Je partirais bien volontiers. Les voilà plongés dans leur conversation imbécile, hypocrite, respectueuse des conventions : pas de remous, pas de vagues. Chacun n’en pense pas moins. La beldoche est très à l’aise : elle est soutenue par sa fille ! Décidément Jocelyne a toujours choisi le camp de ses parents, ne comprenant même pas, ne parvenant même pas à concevoir ce qui m’éloignait d’eux tout autant que des miens, cette gangue, cette prison de médiocrité, d’illusions, d’apparences soigneusement entretenues…
Oui mais : Agnès ! Toujours la lancinante torture de cette pensée ! Je reviens à l’époque où elle n’était pas là : qu’est-ce qui me retenait près de Jocelyne ? Ma faiblesse, mon inconscience, celle-là même qui m’a joué de sales tours par ailleurs (Jacquet – Denis Manuel – etc.)
Ah, si c’était à refaire ! Si on pouvait faire marche arrière, comme dit la complainte ! Je reviendrais bien au tout début : à ce Lorient de 63. Quand je compare le trajet de Zyf au mien : la différence d’itinéraire ! Le temps que j’ai perdu. Ce n’est tout de même pas un hasard si j’ai fait « La saisie » en 74. Je me souviens de cet élan, de cette détermination qui m’a jeté sur mes pieds, m’a lancé en avant, balayant les difficultés, cet élan créateur, cette énergie…
Hier soir, je repensais à cette période de 74. À ces huit mois de liberté. Que d’erreurs, bien sûr, que d’illusions. Mais ça en valait la peine. Si j’avais tout de suite pris un avocat, si j’étais allé jusqu’au divorce, le problème Agnès, qui a été mon principal frein, aurait été réglé.
Je sens l’hostilité latente de Jocelyne mon égard.
– Note écrite à 31 ans
Ce soir j’appelle les parents pour leur donner mon adresse. Maman m’apprend que, dès 74, cette salope a tout déballé de notre vie et qu’on en était arrivés- sans qu’elle m’ait rien dit (la colère me remue en écrivant) – au point où même son père me surveillait quand j’allais aux toilettes ! « Vous n’avez fait que des gamins ! » dit la beldoche, la venimeuse, l’ordure prétentieuse et reptilienne, « Ma fille a besoin d’un homme… »
Je crois bien que ça, ça me fait mal. Parce que je suis bien obligé de reconnaître qu’elle a raison et j’allais dire : que ça me fait voir combien les rapports hommes-femmes passent par la domination, l’établissement d’une domination du mâle sur la femelle (tout ce que j’aime), mais je m’aperçois que c’est peut-être vrai pour le vieux couple. Ça ne peut pas être vrai pour l’avenir.
Un homme… Ma faiblesse, ma lâcheté, mon problème, comment se sentir homme quand on se branle ? Il va bien falloir que je règle ça. Je ne peux plus faire autrement
Pourtant j’essaye tant bien que mal de m’en sortir. Ce soir j’ai abordé une fille, sur la passerelle du plateau du « Grand échiquier » : Virginie. Elle ne faisait triquer. Qu’est-ce que j’aimerais niquer une fille vraie et pas en papier. Espoir débile : qu’elle m’appelle…
– Note écrite à 31 ans
19h58 départ
6h26 Paris
Trace de la panne de bagnole survenue en remontant du Luc sur Paris avec Agnès et et la tante Adèle : remue-ménage. « Réquisition » de Jean-Pierre B. et Mona. Retour en train de nuit. Angoisse et joie mêlées. M’accepter, accepter ma façon de vivre, mon choix. Je ne le dépasserai pas en le refusant, en me culpabilisant.
– Note écrite à 31 ans
Ma mère crie quand je ramène Agnès du parc, ayant joint Jocelyne au téléphone pour l’heure du retour. Elle dit qu’elle ne laisse pas la petite jouer au parc toute seule, quand je ne suis pas là. Agnès pleure. Je m’énerve, disant que c’est moi qui ai donné l’autorisation qu’elle reste jouer seule. En partant, seuls tous les deux, je demande à Agnès pourquoi elle a pleuré, elle me dit que « Mémé, elle en a après Maman, qu’elle dit que ça me retombe toujours dessus… (à moi
Je m’aperçois là qu’Agnès a compris la haine de ma mère envers Jocelyne…
Dans le métro, Agnès chante des chansons « qu’elle a inventées ». Je note celle (à partir robe de mariée vue dans une voiture, sur le quai) de la femme qui s’est mariée 10 fois avec le même homme qui se « déguisait ».
(Noté aussi, chez ma mère : « Je suis à toi. À Maman et à toi… » que je reprends en corrigeant « Tu es de moi et de Maman… »)
Au métro Saint Denis, elle est contente de voir Marc avec un nouveau blouson « Grâce à Maman, sûrement… »
– Note écrite à 34 ans
(23h35)
Je commence ce carnet par une note de tristesse et d’angoisse : tout à l’heure, en rangeant mes cassettes, j’ai passé cassette conversation avec parent (pourquoi a-t-elle été effacée ? Il n’en reste qu’un petit bout…)
J’ai entendu la voix de Papa et celle d’Agnès, petite (trois ans ?). Une émotion, une angoisse terribles m’ont étreint… Presque autant d’entendre la voix de mon petit bout de chou que celle de mon père chéri… Mathilde elle aussi a été bouleversée…
Dura lex, sed lex… !
Que faire d’autre que vivre ?
(0h30
Joie ! Pleurs de joie ! Je viens de vérifier : l’autre face de la cassette est pleine !
J’en ai réécouté un petit bout. Je réécouterai tout plus tard, tranquillement (je suis fatigué). Ça m’a fait beaucoup moins mal que tout à l’heure. Au contraire, je suis heureux d’avoir cette trace de ceux que j’aime tant ! Je vais m’endormir plus paisible…
– Note écrite à 39 ans
Premier Noël avec Agnès depuis 1977 !
Gâché par la présence de la Reine Mère…
M’a rendu grognon, mal dans ma peau. Ai écrit petit mot à Agnès pour m’en excuser et lui dire que ma tendresse pour elle est bien là quand même.
– Note écrite à 40 ans