VÉCU – ÉCRITURE

Je transcris aujourd’hui des notes prises dans le train (j’en ai fait un poème, très discontinu, phrase par phrase) En ai envoyé un exemplaire à Jo et à Zyf.

Lorient-Paris

Train commun aux hommes
À nous les forêts, les fontaines et les routes
Odeur d’herbe par la fenêtre
Soleil courant à travers les arbres
Il sera couché quand nous arriverons
Bruissement des freins
Le soir tombant Place de la Gare…

Note écrite à 19 ans

CINÉMA – PROJET CONGÉLATION

Problème de la congélation en ce qui concerne les vieux : un vieux malade refuse de se faire congeler (+ famille de vieux cons) malgré les efforts d’un jeune qui insiste pour le congeler. Quelle nécessité puisque :
1/ Lui désire la mort, en fait.
2/ La famille aussi
3/ Le jeune en question ne l’aime pas vraiment, du moins il n’y a pas de compréhension mutuelle sur le problème essentiel de la mort et de la vie.


Il faudrait prendre plusieurs cas de congélation à des âges différents et dans des conditions différentes (sociales-familiales-religieuses-intellectuelles)


1er cas : femme de vingt-sept, vingt-huit ans. Intellectuelle. Assez d’argent. Elle a un enfant (pas mariée). Lorsqu’elle est décongelée, son enfant a le même âge qu’elle.
Deuxième cas : un jeune couple. La femme tombe malade. La mère du mari s’oppose à la congélation. Elle tue la jeune femme → Suicide du mari
Dernier cas : l’homme seul. Assez vieux. Lui, c’est pour atteindre une période où le rajeunissement sera possible  → Il pourra refaire sa vie.

Note écrite à 19 ans

VÉCU – CINÉMA –COURT MÉTRAGE « DELPHINE » – RESNAIS

16 h 20 (« Masculin féminin »)
Projeté « Delphine » à Resnais.
Je retiens surtout de lui :
– Lorsqu’on veut intéresser le public par les personnages, faire faire aux personnages des choses qu’ils vivent. Lorsqu’on est hors du coup, on s’intéresse, on se met dans le coup.
– Psychologie : choses qui appartiennent en propre aux personnages et qui nous intéressent par là.

Note écrite à 19 ans

VÉCU – CINÉMA –COURT MÉTRAGE « DELPHINE » – RESNAIS

Pendant la projection de « Masculin féminin », cet après-midi, j’ai eu une impression épouvantable : je venais de projeter « Delphine » à Resnais. J’avais avec moi la bobine, dans sa boîte métallique, posée sur mes genoux. En portant la boîte à mon nez, j’ai senti par un interstice de la boîte, l’odeur de cellulose et de bande magnétique. J’ai eu l’impression que tout le cinéma, c’était ça : du celluloïd, de la bande magnétique, de la matière, inerte, figée, dont les sentiments et l’expression sont absents. C’était injuste pour Godard. Pour « Masculin », que je voyais au même instant, je pensais pareil : du celluloïd, de la matière qui défile mécaniquement à 24 saccades par seconde. C’était injuste : ce n’est pas parce que je pense ça de mon propre film, où j’ai impression de ne pas m’être assez mis, que je peux penser la même chose de « Masculin » et de Godard. Certains films sont inertes et sentent le celluloïd. D’autres vivent.

Note écrite à 19 ans

VÉCU – PSYCHOLOGIE/PSYCHANALYSE/MON PSYCHISME – SOCIÉTÉ

Impression étrange, ce soir. Forte et pourtant pas comme ces exaltations qui ne durent pas et se révèlent décevantes. Pourtant : impression fugace. Je veux écrire et déjà je ne la ressens plus aussi bien… Mais définitive, cependant, parce qu’il me semble toucher une certitude… Oh pas bien grande, banale, en somme, mais je la sens profondément… Je vois distinctement les soirs que j’ai à passer comme celui-ci. Une certaine tristesse, un écrasement… Le cinéma : qu’on paye, où les exploités nord-africains viennent chercher l’oubli, entassés sur des fauteuils qui grincent lorsqu’ils se lèvent et sortent un à un, pour retourner dehors, l’air vide, et les trottoirs où deux ou trois personnes sont immobiles, affalées sur un banc, debout, regardant une vitrine, le début d’un été où restent à Paris les gens qui ne peuvent pas se payer des vacances, c’est-à-dire presque tout le monde, mais changé, transformé, anéanti par l’été, l’envie de ceux qui sont à La Baule ou à Saint-Tropez. Certitude d’un vide effrayant : le vide de moi-même… ? Et Fritz Lang, dans tout ça ? Comme je le comprends d’en être arrivé à son âge au détachement. Mais n’est-ce pas effrayant ? Il ne lui reste plus que l’exercice de son intelligence…

Note écrite à 19 ans

VÉCU – CINÉMA – BRESSON – « AU HASARD BALTHAZAR »

Minuit 30. Je viens de voir « Au hasard Balthazar ». Rencontré Richard C*, avenue de Wagram. Le métro : transfiguré par le cinéma. Je le vois tous les jours, il faut que je l’imagine dans un cadre pour sentir son existence. Toujours cette impossibilité de vivre tout court, cette nécessité de me servir du monde pour créer, création d’ailleurs tellement imparfaite. Si, au moins, je maîtrisais le monde totalement et, au lieu de me laisser aller à lui, je le pliais à moi en en découvrant les structures… Mais il me reste tant à faire…

Note écrite à 19 ans

VÉCU – CINÉMA – RÉFLEXION

Retour des 24 heures du Mans. Valable seulement dans la mesure où mis en scène… Toujours cette insatisfaction de la vie → Amour de la création (désir de démiurgie).
Tribunes (vues des balcons au-dessus du stand de ravitaillement) = mouvements de foule (gens immobiles face à la piste, circulation latérale de quelques individus entre les rangées)

1966.06.19

Semblable mise en scène de Wozzeck à l’Opéra → Impression d’être au théâtre, seulement alors : joie


Insuffisant pour le spectateur de la course : son point de vue est trop limité. Ce qui m’intéresserait : filmer la course du point de vue « technologique » du pilote, mais pas du spectateur


J’ai constaté qu’il est très facile d’accrocher les spectateurs comme Lelouch… Pourquoi avoir des scrupules ?

Note écrite à 19 ans

VÉCU – PSY

Immense solitude


Je suis désormais certain que je suis malade. Ça devient intenable. Je souffre trop, je perds les pédales. Je suis terriblement seul. J’ai de plus en plus besoin du médecin. J’ai l’impression que je n’arriverai jamais à m’en sortir seul cette fois-ci…
Impression de bientôt toucher le fond
Ça empire de jour en jour.
Elle ne sait pas cela. Doit-elle le savoir ?
Elle…

Note écrite à 19 ans

VÉCU – CINÉMA – FAMILLE

23 h 30. Résultats de l’écrit : reçu. Soirée « en famille », si j’ose m’exprimer ainsi, car il y avait chez mon oncle et ma tante une pléiade d’« amis » tous plus braillards et péquenots les uns que les autres, avec discussions portant immuablement sur le « métier », l’argent, la famille et les sujets presque cochons qui font grincer les chaises : accouchement avec force détails crus sur forceps et écoulements, etc.
Mon milieu social… La bouffe… Autour de la table où l’on s’empiffre dans l’indifférence de tout ce qui n’est pas soi… Comme je le refuse, comme je m’en sens prisonnier et voudrais m’en évader… Significatif : l’un d’eux avait été ouvrier (tourneur) pendant dix ans : « Je ne pourrais pas être le larbin des autres (en parlant des employés de la SNCF), je deviendrais fou ; déjà j’ai été dix ans en usine, j’ai failli devenir fou. » Il fait maintenant les marchés et roule en Fiat… Il est content (?), mais sent-il qu’il n’a pas réussi, qu’il ne réussira jamais à sortir du prolétariat, tout du moins de cette petite bourgeoisie, qui l’a marqué de son sceau, dans ses gestes, son parler, sa mentalité. Sent-il qu’il y a d’autres zones de l’univers dont il est exclu pour être relégué à cette zone qui est la sienne, son domaine et qu’il croit peut-être, en fait, et sans doute sûrement, être le monde entier, appliquant à tous les êtres humains ses propres désirs et ses propres satisfactions…


Quant à moi…
Pour un moment le petit succès m’a « euphorisé ». Illusion d’être bien. Mais je sais maintenant que cela ne dure pas et qu’il faut prévoir les retombées dépressives, que, pour l’instant, le bonheur ne peut m’être donné qu’ »en sursis »…
Prisonnier de moi-même parce que prisonnier de mon milieu.
Je fais des efforts pour m’y adapter (bien que ce soit le mien) et, quand je crois (seulement) y réussir, je me dis : « Mais, de toute façon, ce n’est pas le fait d’une adaptation contrôlée, car : m’adapterais-je à des classes supérieures, aussi bien… ?


À cheval entre deux classes : sans vouloir récuser complètement mon origine, sans pouvoir ni vouloir, par honneur (ou innocence) m’intégrer à la finalité promise aux transfuges de mon genre quand ils « réussissent »…

Note écrite à 19 ans

VÉCU – CINÉMA – PSYCHOLOGIE/PSYCHANALYSE/MON PSYCHISME – 1ÈRE DES 4 FEMMES DE MA VIE : JOCELYNE

Je viens de passer l’oral de l’IDHEC. Je suis soulagé et en même temps énervé, insatisfait. Non, je n’irai pas au cinéma (pas assez décontracté). Je suis assez pressé d’avoir les résultats. Je me demande vraiment comment ça a pu marcher… ? Et aussi je pense à toi, qui ne m’as pas écrit… Dès que j’aurai les résultats, je t’écris. Ou bien je télégraphie ? Oui, je télégraphie et j’écris en même temps. Demain : le psychiatre. J’ai quelquefois l’impression que je n’en ai plus besoin, mais c’est trompeur et de toute façon passager. Je suis curieux de savoir si j’ai moi-même cerné mon problème ou si le mal est complètement à côté. Si j’ai vu juste, ce qui est terrible, ce qu’il ne sert à rien d’être conscient…


Il va falloir t’expliquer… Tu ne peux pas ignorer cela… Je ne me suis jamais totalement dévoilé, mais c’est que je n’en avais pas les moyens, en fait…


Je ne me connaissais pas bien moi-même… Le temps de la clarté approche ?

Note écrite à 19 ans

VÉCU – CINÉMA

J’ai remarqué aux 24 heures du Mans la présence, au milieu de ce carrousel si vivant, si présent, d’un « musée » constitué par la projection en plein air de films en couleurs…
Plusieurs éléments sont à noter :
− Le phénomène de fascination fondamentale par l’image, tout d’abord. Il convient de noter qu’une majorité de personnes s’en allaient (dont moi) en refusant de s’intéresser à ces images (par peur d’être absorbés).
− Le rapport voitures réelles (sur la piste) et voitures fictives (de vieux tacots), sur l’écran.
− Le plein air
− La couleur
− Le fait que le cinéma tient lieu de « musée » (le plus important)

à étudier

Note écrite à 19 ans

VÉCU – 1ÈRE DES 4 FEMMES DE MA VIE : JOCELYNE

Il commence à faire bon sur la Seine. Il y a des couples qui s’embrassent, et des chansons lancées comme des défis. Je reviens à la Seine. Il y a des groupes de jeunes gens, des excentriques déguisés, des pédérastes. Il y a des gens qui s’ennuient, qui traînent leur solitude. Moi, je suis encore comme ça. Mais bientôt tu viendras me rejoindre.

Note écrite à 19 ans

VÉCU – PSY

Près de chez moi, au coin d’une rue, sur le trottoir, se trouve un tas de sable qui peu à peu s’est étalé jusqu’à faire une nappe d’une certaine épaisseur. Quand je passe, le soir, par l’avenue Michel Bizot, je passe sur la nappe de sable et je marche dessus, pendant quelques secondes, avec difficulté, comme sur une plage, avec la nuit tout autour et le bruit de la mer, en cahotant, dans le déséquilibre fugitif de ma démarche et de mon existence quotidiennes.

Note écrite à 19 ans

LITTÉRATURE – PAULHAN- RÉFLEXION

« Les fleurs de Tarbes » – Paulhan : la terreur ou la non-coïncidence entre le signe et la chose. Elle provient du fait que le mot exprime toujours à l’origine la réalité profonde d’une chose, mais le critique (le public) ne sait plus retrouver cette identité. Le mot finit par vivre d’une vie autonome, bien qu’on cherche tout le temps à le faire signifier le plus intensément possible. (*) Quête peu fructueuse. Paulhan = retour à l’identité originelle signe-objet – classicisme
(*: peut-être à cause de cela justement. Mais on ne peut pas s’abandonner à l’autonomie des signes non plus (Surréalistes → échec).

Note écrite à 19 ans

VÉCU – FAMILLE

Ce soir, à la télévision française, chez mon oncle et ma tante, en compagnie de ma très respectable mère, nous avons eu droit à un « Sacha Show » des plus épouvantables. Je n’en pouvais plus, sur ma chaise. Je suis parti plus ou moins brutalement. Mais je n’arrive pas à briser le bloc de bêtises nationale et familiale. Je n’échappe à rien et surtout pas à mon nihilisme paralysant et à mon pessimisme. C’est vraiment à un monument aux morts de connerie que nous sommes obligés de rendre les honneurs. J’en ai marre.

Note écrite à 19 ans

VÉCU – 1ÈRE DES 4 FEMMES DE MA VIE : JOCELYNE

Je ne sais pas pourquoi, ce soir, je me rappelle. Je me rappelle le soir où nous avions été embarqués, Jo et moi, par les flics à cause de la moto. Quand Papa m’avait ramené en voiture, j’étais derrière, devant il y avait « Bebel », Maurice E*, et, sur la banquette arrière, près de moi, comme dans le coffre, il y avait des paquets, des objets que Papa emportait, parce qu’il partait le lendemain pour Paris et il commençait le déménagement de la maison.


Je me rappelle : j’étais allé me promener, en mobylette, je l’avais laissée. Je m’étais enfoncé dans les bois, j’étais arrivé jusqu’à un ruisseau.


Peut-on se rappeler de tout ?
Pourquoi ce déchirement ?

Note écrite à 19 ans

VÉCU – PSY

J’ai le dégoût de tout, y compris de moi.


Roland et Monique, qui sont venus me réveiller à 1 h du matin. Nuit « Jeu de la vérité » merdeux → Mauvaise humeur. Prise de bec avec Monique → Crise. Sécession. Rupture. Mépris. Mécontentement. Moi-même enfin, tel qu’en moi-même enfin la maladie me change.


Hier, chez le producteur (T*) commis une erreur : j’ai prêté le flanc en ne le traitant pas d’égal à égal → Recul. Mais il en sortira peut-être quelque chose.


J’ai peur.


J’ai peur.

Note écrite à 19 ans

IDÉE SCÉNARISTIQUE

Salle de cinéma. Gangster armé se fait repasser éternellement la même scène de violence (« Scarface »). Il y a dans la salle quelques spectateurs vautrés dans leur fauteuil : ils sont morts, tués par les hommes du caïd. Chaque fois qu’un nouveau spectateur entre, il est descendu (en silence.) En haut, dans la cabine de projection, l’opérateur, tremblant sous la menace d’une mitraillette a collé le film en boucle pour que repasse la même scène, qui plaît au caïd.
→ Mise en forme :

1/ Plan moyen : extérieur. Caméra sur un trottoir : la rue. Passants. En face : cinéma. À l’affiche : « Scarface ». Une voiture noire arrive, grosse voiture, conduite intérieure, plusieurs mecs à l’intérieur. Chapeaux, costards voyants, gueules patibulaires.
2/ Ils descendent. Ils regardent (discrètement) autour d’eux. L’un d’eux ouvre la portière arrière. Descend un mec qui paraît être le chef. Il fume un énorme cigare. Ils entrent dans le hall du cinéma.
3/ Intérieure. Plan moyen. Ils sont pris de face. La salle. L’ouvreuse proteste : « On ne fume pas ici ». L’un des hommes de main lui fait signe de la boucler et lui donne leurs billets d’entrée et un gros billet de banque avec. Elle se tait et les place (pano et mouvement recadrage les suivant). Ils s’égayent autour du « boss », l’un d’eux se cure les ongles.
4/ Plans d’ensemble : la salle vu depuis écran. Dans la salle, quelques autres spectateurs, débiles.
5/ Plan d’ensemble : le rideau s’ouvre. Le film commence : c’est « Scarface ». Premières images…
6/ 7/ et 8/ : Plan moyen sur chacun des spectateurs plongé dans l’écran.
9/ Scène de violence de « Scarface ». Voiture qui fonce en tirant…
10/ Plan moyen sur le boss, il regarde. Au bout d’un moment, il fait un signe : un mec se lève et sort.
11/ Autres images de violence de « Scarface ».
12/Plan d’ensemble : la salle vue de l’écran. La lumière se rallume. Les trois spectateurs protestent tour à tour, de plus en plus fort.
13/ Plan moyen : le boss. Il fait un signe.
14/ Idem 12 : un mec se lève.
15/ La cabine de projection. Un mec menace l’opérateur d’un flingue. Celui-ci achève une collure qui clôt en boucle une séquence du film : celle qui vient de passer.
16/ 17/ et 18/ Plan moyen sur chacun des trois spectateurs désarticulé dans son fauteuil, mort.
19/ La lumière s’éteint. On revoit les premières images de la séquence de violence précédente (deux ou trois plans).
20/ La cabine : l’opérateur assassiné, gisant en travers. Le tueur s’en va (travelling jusqu’au projecteur qui tourne).
21/ La séquence (un ou deux plans)
22/ Le boss. Soudain, il sort un flingue et se met à tirer sur l’écran.
23/Extérieur : la bagnole fonce dans la rue. Sur son passage, fauchés par une mitraillette, les passants s’écroulent.
24/ Séquence. « The world is yours »…
Fin

1966.06.30
Note écrite à 19 ans