Aujourd’hui : grève de l’électricité. Je suis resté à la maison. Ce matin : reçu une lettre de Jo. Elle m’annonce la mort de la marraine.
Actuellement : 14 h 30. Bar de l’aéroport du Bourget. Gens riches autour de moi. Bien vêtus. Dehors : ciel gris. Pourquoi est-ce que je m’obstine à venir ici ? Chaque fois ou presque ça ne satisfait pas mes désirs de départ, de liberté. Au contraire : la masse d’énergie, de fric contenue dans ces tôles brillantes, ces aires d’envol, cette machinerie compliquée me fait mieux mesurer mon impuissance actuelle.
Je souffre d’être conscient ? D’autres jeunes doivent avoir les mêmes désirs ? Mais pas la même obstination… ? Ou bien ils ne les satisfont pas avec des substituts…
Du temps passera… Encore beaucoup de temps avant que s’ouvre à nous (à toi et moi) les autoroutes, les pistes d’envol, les eaux des ports et du large…
Je regarde. Une fille fait quelques pas en arrière et prend une photo de ses copines attablées dans le bar… Elles se sentent obligées de prendre des poses, de faire des mines… Toi, quand je t’ai photographiée, tu n’avais pas peur de regarder l’objectif et puis aussi tu t’en désintéressais, après, et je te «prenais sur le vif». C’est qu’il y avait entre toi et moi un rapport vrai, l’objectif, il n’était qu’une machine, tu avais confiance en moi…
Je viens devoir passer un avion, tranquillement, sous le soleil, il a passé dans mon champ de vision, roulant sur le sol dallé… Je pense : impression forte (encore, soleil sur tôles – vacances) le filmer… ? Non : pas la vie, pas la réalité, pas l’impression de vivre… Mais Resnais, mais le cinéma… ? Oui, peut donner cette impression de vie, mais si pas autobiographique, pas destiné à soi mais aux autres, pour le créateur, pas venant de soi mais d’un autre, pour le spectateur. Alors oui : je peux entrer dans le jeu, faire effort, m’imaginer vivre ; sinon je ne peux pas. Voilà mon drame : devant la vie, j’en fait de l’art et devant l’art, je ne peux pas adhérer car je m’imagine créateur et je ne suis plus spectateur…
Départ à destination d’Amsterdam… il est 14 h 49
Il faut que je parte d’ici, je m’en vais
– Note écrite à 19 ans